mercredi 24 janvier 2018

Le Poids du ciel - Chapitre 1° Danse des âmes modernes_6 Jean Giono

Des paysans occupant les vallées, les plaines, les collines. Plus on regarde, plus on en voit sortir de partout, de tous les coins, de toutes les ombres, de toutes les herbes comme des poissons dans la mer. Occupant les montagnes pour en revenir ici, où non seulement la vie paysanne s'allonge dans la vallée, mais couvre les montagnes, monte, monte d'escalier en escalier, ayant aplati des champs, des prés, des places de seigle, des places à fourrage, des places à betterave de plus en plus haut sur les escaliers de la montagne jusque là-haut dans les grands rochers violine où l'on ne peut plus aplatir des champs. Mais où il y en a tant quand même, couverts de blé presque mûrs qui pendent là-dedans comme des étoffes séchant à la corde d'un lavoir. Et même voilà une idée pour Henriette tient : si elle avait de la laine couleur de ce blé presque pas mûr, un peu vert et presque jaune ; voilà qui irait bien avec son violine, puisque là haut ces rochers sont violine et que le blé leur va bien. Il est à cheval sur sa roue et il fume sa cigarette. Il se dit qu'il devrait teindre de la laine couleur vieux-rose et la tramer avec de la laine vert-cendré. Car il a devant lui un pommier avec ses pommes presque mûres, et ce fruit entre les feuilles, ça lui donne des idées. Faisant son travail d'accord avec les grandes lois universelles pendant qu'il imagine tout l'élargissement du monde paysan, tout le large qu'ils occupent, ceux qui travaillent de la même façon que lui. Et, en réalité, ils occupent toute la terre et ils sont les seuls à savoir s'occuper de la terre. Car qu'est-ce que c'est comme grandeur en rapport, une ville ? Une ville capitale même très entassée. Les villes ? Rien. Des points noirs sur la rondeur de la terre, des points noirs comme des boutons de vérole ? Alors pourquoi faut-il que ça soit ça qui commande ? Qu'est-ce que ça vient faire ça, ici, avec son commandement ? Car dès qu'ils font une loi, économique, sociale ou militaire, et qu'ils nous l'appliquent, c'est tellement ahurissant qu'il faudrait bien pouvoir en rire ! Ça a toujours à peu près la même valeur logique que s'ils nous disaient de mettre des tabliers à nos vaches, et des faux-cols à nos cochons !
Car nous savons bien tous seuls, ce qu'il nous faut. Et nous n'avons pas eu besoin d'eux pour établir d'instinct humain la solidité, la beauté et la gloire de la civilisation paysanne. Car il y a d'un côté notre civilisation qui est aussi inébranlable et obligatoire que la course de la terre autour du soleil. Et c'est à cette loi universelle qu'elle obéit. Et de l'autre côté la civilisation de ces gens qui s'imaginent d'être les chirurgiens de la terre.
Alors, on s'étonne moins que tout votre tumulte qui paraît énorme ne soit somme toute que du silence.
Vos doctrines de force, vous pouvez nous dire que vous les employez au bénéfice de la nation ou de la classe. Nous ne savons pas ce que vous voulez dire. Une nation ! Quelle nation ? Celle des artisans et des coupeurs de blé ? Elle est grande, elle échappe à vos mains.
Une classe ! Quelle classe ? Celle des artisans et des coupeurs de blé ? Qu'est-ce que c'est que votre dictature ? Vous voulez nous dicter vos ordres ? Après vos plus grandes entreprises, les marais retournent à leur place. Les vents magnétiques effacent paisiblement les égratignures ridicules de vos tracteurs et les nomades, assis dans le claquement de leur yourte en peau de cheval se foutent de votre gueule en un langage millénaire aussi vieux que la race humaine.
Vous êtes bien, cette fois, en face de votre invincible adversaire. L'arme habituelle des archanges, c'est l'épée de feu. Mais comment voulez-vous que ça puisse aller avec la civilisation paysanne, et cette manière qu'elle a d'utiliser les choses célestes avec un goût animal ? A mesure que vous faites avancer vers elle les colonnes de vos pauvres âmes déjà désespérées, elle combat contre vous purement et simplement comme le monde. Elle s'ouvre, elle se disperse comme une tempête de sable avec toute sa vie, sa logique, ses joies, sa paix. L'ordonnance de ses lois naturelles, elle vous engloutit, vous absorbe, vous oblige à sa vie, à la vie qui pour vous est mourir. Elle vous noie enfin dans le gouffre de l'univers où elle, elle vole avec aisance, dans le bouillonnement des aurores et des étoiles.

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