dimanche 28 janvier 2018

Le Poids du Ciel - Chapitre 1° Danse des âmes modernes_2 Jean Giono

Travailler la terre comme on travaille le fer ou le bois, mais en fer ou en bois, ce sont toujours de petits morceaux, même s'ils sont dix fois plus gros que des cathédrales. Tandis que, travailler la terre, c'est quand même une oeuvre cosmique pour laquelle essentiellement nous sommes faits ; et le faisant, nous accomplissons notre rôle qui est du même ordre que l'érosion des eaux ou l'effondrement des crevasses du soleil. Ça n'est quand même plus votre petite condition humaine si facilement esclave de vos lois. C'est véritablement une condition universelle ; et c'est pourquoi nous sommes les derniers tenant de la liberté ; et que vos lois et vos doctrines vous êtes toujours là à essayer de nous les ajuster. Mais tout le temps nous bougeons, et tout le temps vos harnais éclatent. Tout ça aussi, le paysan se le dit, soyez sans crainte. Oh, bien entendu pas en paroles et peut-être pas en pensées secrètes mais ça vient. Seulement, regardez-le, maintenant, immobile de nouveau et rêveur au milieu de son champ, sans arme et même sans outil, et dites-moi si vous oseriez aller l'attaquer, ou même lui proposer votre doctrine. Car vous autres qui êtes ce que j'ai déjà appelé ailleurs, "de gros intelligents" et j'l'répète, car ça dit bien c'que vous êtes, il vous reste quand même au fond assez d'instinct pour savoir que vous pouvez tuer celui-là de paysan. Celui-là et dix mille, dix mille et cent millions, et tuer toutes les races paysannes du monde entier ! Mais, qu'à la fin de toutes vos batailles, ce qui restera debout, c'est une race paysanne, invincible, immortelle, imputrescible parce que naturelle. Et c'est de ça qu'il est revêtu l'homme pur ; c'est même de ça qu'il est fait de la tête au pied : sa chair, son sang, ses nerfs, ses muscles. Il est un entassement biologique de la grande vie paysanne. Il en n'est pas seulement revêtu ; et alors il suffirait de le dépouiller de ce vêtement terriblement éclairant et l'ombre retomberait sur la grande "danse des âmes modernes" ; ce qui serait exactement ce qu'elles veulent.
Mais il est entièrement fait de tous les épisodes de la vie paysanne : c'est sa chair même qui a le terrifiant pouvoir de la lumière ; et il n'y a aucun espoir que vous puissiez jamais l'éteindre. Vous la voyez de trop loin ! Vous êtes éblouis et terrifiés par cette puissance qui, malgré vous-mêmes, vous enivre et vous rejette ondulants et soûlés. Vous détestez cette force que vous croyez si facilement réduire quand vous sentez bien qu'elle est invincible. Et, trop loin pour la bien voir, trop haineux pour la connaître, vous essayez, même au fond de vos bataillons, de vous réconforter contre elle en refaisant soigneusement les multiplications de vos acquis. Soyez sans inquiétude : vos opérations sont justes. Vous ne risquez pas de vous tromper. Vous avez cru donner une valeur à zéro mais c'est toujours zéro que vous multipliez.
Lui, sa cervelle est une sorte de gros placenta rouge, lourd de nourriture et solidement attaché au ventre du monde. Il a une vie toute simple. Enroulé sur lui-même. Et vous qui vous trémoussez sans arrêt dans le délire flagellant de vos systèmes sociaux, vous dîtes : il végète alors qu'il est ancré par des conduits de chair jusque dans le gouffre voluptueux des aurores boréales. Les artères de l'univers l'irriguent sans changer de ruisseau. Les lois cosmiques il ne les connaît pas par l'ouïe dire d'une cervelle en papier mâché : elles coulent directement dans sa chair, ordonnant sa vie, sa force, sa paix et sa raison.

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