samedi 27 janvier 2018

Le Poids du Ciel - Chapitre 1° Danse des âmes modernes_3 Jean Giono

Les lois cosmiques il ne les connait pas par l'ouïe dire d'une cervelle en papier mâché, elle coule directement dans sa chair, ordonnant sa vie, sa force, sa paix et sa raison. Sa main qui se décide au travail ce matin, c'est sur un ordre venu du fond du monde et du fond du temps. C'est sur un ordre qui, ce jour-là, fait se décider des milliards de mains toutes à la fois, jaunes, rouges, noires, blanches, s'abaissant vers la terre sur toute la rondeur du globe comme les rayons qui se dirigent vers le moyeu d'une roue. C'est sur un ordre qui depuis que l'homme est terrestre est toujours arrivé ce jour-là pour tous les paysans des temps passés, et arrivera toujours ce jour-là pour tous les paysans des temps futurs. Il est comme ça entouré par l'auréole de tous ses gestes, plus branchu de bras que les divinités fécondes, image même de la fécondité, perpétuellement naissant, perpétuellement enfermé dans la matrice du monde, toujours gluant de naissance, contenant de toutes les vies, de toutes les formes, de tous les sangs. Echeveaux des artères, des veines, des veinules, des artérioles, des tendons, des filaments, des muscles de toutes les bêtes du monde, portant tout ça en lui comme des tortillons de laine, rouge, violette, ivoire, jaune clair ou blanche comme de l'argent, tout le réseau intérieur de toutes les bêtes du monde, le filet tressé qui a pêché leur coeur comme un poisson. Il a tout ça, pendu en lui, tout humide, tout gluant de la vie de la bête, tout gluant de son sang et de sa forme, et de comment elle bondit, lutte, mange, aime et se réjouit, et de comment elle marche dans la forêt européenne, ou dans les sylves des premiers temps ou dans les marécages de l'amazone ou dans les arbres froids et muets qui accompagnent la léna jusqu'à l'océan du pôle. Toutes les bêtes sont en lui. Elles se réveillent et se gonflent de leur peau déroulante et éparpillant ses tortillons de laine vivante en forme de cheval, renard, boeuf, pie, serpent, aigle, vautour, et depuis le plus petit insecte qui vit dans les dernières hauteurs de l'atmosphère jusqu'aux plus aplatis des poissons des fosses les plus profondes de l'océan, et tous les arbres embranchent leurs branches et soulèvent leurs ombres de feuilles dans le corps de cet homme qui contient le monde, le hêtre, le frêne, le chêne, le saule, le pin, le mélèze, l'arole, le mûrier, le pommier, l'alisier. Contenant toutes les formes de bêtes et de plantes ayant toutes les formes, toutes les forces, toutes les sèves, tous les sangs, toutes les herbes en lui, étant le monde, l'enfant toujours mûri, l'homme pur, vivant au chaud tout roulé dans la mer des formes et des forces, étant la paysannerie.
Deux paysannes en tablier bleu sont arrêtées à l'orée d'un champ de blé qui leur monte jusqu'aux hanches comme un mur. Elles parlent de la pluie et du beau temps. Un homme roule avec son boggie le long de la route flottant à travers les forêts de la montagne. Il encourage son cheval par un bruit de langue qui n'a de nom dans aucune littérature ou simplement par un mouvement du poignet. Il fait claquer les guides plates pour lui parler d'abreuvoir, d'écurie paisible, de fontaine. Le tisserand a installé sa filature et ses métiers au bord du torrent. Tout de suite autour de lui il y a les fermes et les bergeries, et les troupeaux passent devant sa porte. Il vient tâter sa laine sur le dos des moutons pendant que le berger lui montre du doigt cette bête qui s'avance ou celle là-bas qui s'éloigne derrière le bélier. Le tisserand prend la bête entre ses jambes, et il touche et apprécie cette laine qu'elle a sur le dos puis il lui dit : "- alors va" et il ouvre ses jambes et la bête s'en va à la pâture. Et le tisserand dit au berger : "- oui, ça ira d'ici quelques mois si tu veux. Tu sais s'ils ont besoin de quelque chose ?" Il veut dire : "sais-tu si ton patron, sa femme, ses filles, enfin ceux là-bas avec lesquels tu vis et sur lesquels tu es au courant de tout comme eux-mêmes, sais-tu s'ils ont besoin de draps ou de choses que moi je puisse faire avec la laine de leurs moutons que je viens de tâter maintenant et qui va encore un peu s'engraisser d'herbe en attendant ? Tout ça avec ces quelques mots, et le regard qu'il a porté sur le troupeau qui continue à marcher vers les champs où l'on entend des cris d'hommes pour commander les bêtes.
=> ici ce texte avec la voie de Denis Podalydès

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